(ahmar) MARCHE FUNÈBRE.

ô douce éternité,
plaine infernale où tu m’as jeté,
rêve d’enfant immortel, prison des oubliés,
me voici libéré, je vais te dévorer.

Fuir. Ne jamais s’arrêter. Tel est le gibier. Ce gamin qu’il regarde se faufiler, se cacher. Du haut de son perchoir, il observe. Impassible. Une brise fraîche lui caresse le visage, l’enivre. Elle l’enveloppe, cherche une faille pour se faufiler sous sa tunique. Puis, comme effrayée par ce que cache la soie, elle se rétracte, fuit. Elle aussi. Alors il grince des dents, déchiré de ne pas pouvoir renouer avec l’élément auquel sa vie est liée. « — Il nous a échappés » Un grognement s’échappe de derrière ses dents, expression de son énervement. Le cri de détresse un homme déchiré. Jaloux. De ne pas pouvoir lui aussi s’envoler dans l’inconnu, se dissimuler aux yeux du monde. Ne plus voir. Se voir. Voilà bien des années qu’il a arrêté de se regarder. Comme si tout chez lui l’avait toujours dégoûté.

Abandonné. Son destin était d’être seul, détesté. D’abord par ses parents, qui ne lui ont appris qu’à être droit, discipliné. Respecter l’autorité. Ils ne lui ont rien laissé, si ce n’est une vie tourmentée. Celle d’un enfant rejeté lorsque ses pouvoirs se sont exprimés. La peur. Ce sentiment omniprésent dans le cœur des gens. Ce doute incessant. Cette crainte de voir débarquer des templiers et de voir sa vie ruinée. Pourquoi ne l’ont-ils jamais livré ? Laissé séquestrer pour l’éternité ? Probablement étaient-ils trop lâches pour condamner leur enfant à cette vie d’oublié. Alors ils l’ont chassé. Et parce qu’il a bien dû trouver sa place dans ce monde de rapaces, c’est chez ses semblables qu’il s’est réfugié.

Le Sanctuaire. Ce lieu moisi qui sent la poussière où ses ainés n’ont eu de cesse de le brider. Craignant que son enfance troublée ne finisse par le bouffer. Tout comme le sable qu’il ne parvenait pas à contrôler, retenir. Jamais il ne comprit pourquoi il devait se dominer. Peu à peu, son caractère se transforma, et malgré les années à lutter, il sombra. Malice. Orgueil. Opulence. Probablement était-il déjà perdu avant même d’arriver, trop marqué par son passé. Indésirable. Irritable. Désolés de leur échec, ils tentèrent de l’entraver, et, devant tant de haine, n’eurent d’autres choix que de le laisser s’envoler. Risquer de les dévoiler, de les mettre en danger. Traumatisé. Désespéré. « — Partager ce monde nous a tant coûté. » Y remédier. Parce que la faim justifie les moyens. Parce que s’en sortir vaut mieux que de sauver l’espoir en vain. La même espérance qu’il a eue, celle de trouver un foyer après quelques années à errer seul dans le désert. À se jouer des pauvres bougres perdus dans l’inconnu. Profiter d’eux, marchander, tout risquer. Jusqu’au jour où il s’est fait duper. Victime de sa nature, de sa malice. Victime de lui. S’abandonner à la folie.

Un regard qui croise celui d’un humain, commun, rencontré par hasard au détour d’une galerie du Grand Bazar. L’excitation du risque. Se déjouer du danger. Narguer l’autorité. C’est ce qui l’a poussé à s’y installer. Le suivre sans s’arrêter. Le scruter. Puis s’imaginer avec lui, le temps d’une nuit. Ne pas s’en lasser, sentir son sillage parfumé. Si le monde en avait été autrement, il l’aurait peut-être enlevé pour en profiter. En abuser. Mais dans un malheureux soubresaut d’humanité, il a préféré se lier d’amitié. Le laisser lui présenter ses amis templiers, sans s’inquiéter. Sans se questionner.

Pensant pouvoir ainsi l’impressionner, s’en rapprocher, il franchit le pas, bascula. Jour après jour, il se convainquit du bien-fondé de sa mission, celle d’apaiser l’humanité. Après tout, djinns et rebel·le·s n’avaient jamais cessés de le dénigrer. Alors dans un témoignage infini et sans retour de son amour, sorte d’apothéose sensée marquer le début de leur vie aux allures de contes de fée, il se forgea ses propres bracelets. Et avant même qu’il n’ait pu réaliser le prix qu’il venait de payer, l’homme s’était échappé. Infiltré. Effrayé de l’être qu’il avait créé malgré lui, apeuré par son efficacité à découvrir l’ennemi. Le découvrir lui, qui fraternisait avec le palais tout entier pour le compte de la Confrérie.

Piégé. Comme tous ces djinns qu’il a rencontré au Sanctuaire et condamnés. Qu’il a lui-même fait arrêter par rage. Cette même colère qui brûle en lui, le pourrit. Parce qu’il a bien essayé de se racheter. De lui montrer qu’il avait changé, que tout ça n’était que malheur incompris. Banni. C’est ainsi qu’il a accepté de continuer à s’engouffrer, s’éloigner sans rien pouvoir faire pour y remédier. Regretter.